Pierre Dillenbourg est professeur en technologies de l'éducation à l'EPFL (Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne). Après avoir été instituteur en primaire, il a obtenu un master en sciences de l'éducation ainsi qu'un doctorat en intelligence artificielle. Responsable du laboratoire de recherche CHILI (Computer-Human Interaction for Learning & Instruction), il est également le directeur académique du Centre pour l'éducation à l'ère digitale, ouvert en avril 2013, qui produit les MOOCs de l’EPFL et pilote sa stratégie MOOC.
Pierre Dillenbourg a accepté d'échanger avec nous sur la question de la recherche en informatique pour l'e-éducation. Il nous donne notamment son point de vue sur son évolution en France, mais aussi en Europe.
Aujourd'hui, la recherche en e-éducation semble principalement réalisée dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales. Pourquoi faire de la recherche en informatique pour l'e-éducation ?
Cette affirmation n’est pas correcte : en France et dans le monde, des laboratoires d’informatique ont de tout temps été impliqués dans la recherche sur les technologies éducatives. Certes, cela leur demande de faire un pas vers les sciences de l’éducation. Un chercheur qui invente une architecture ou un algorithme censé améliorer, par exemple, l’adaptation de l’instruction aux besoins de l’apprenant, doit pouvoir prouver cette supposition par une étude empirique. Ceci le force donc à emprunter les méthodes de la pédagogie expérimentale : recruter des participants, analyser les données, etc. Il est difficile de publier sans ces résultats.
Il est vrai que cela peut être pénalisant : un doctorant ne peut se contenter de développer son travail de thèse dans son laboratoire, il lui faut des mois de contacts et de travail pour réaliser ces expériences et en analyser les données. Pour être honnête, une bonne thèse nécessite souvent 2 ou 3 expériences, ce qui rallonge le processus. Mes doctorants sont tous des informaticiens : au départ, ils craignent ces expériences dans les écoles mais, au bout de la thèse, la plupart deviennent "accros" à cette confrontation à la crue réalité.
Quelles sont les grandes thématiques sur lesquelles les chercheurs en informatique peuvent apporter leur contribution ?
Le thème le plus porteur aujourd’hui est certainement l’application des méthodes de machine learning aux traces éducatives, un domaine qu’on appelle « learning analytics » et qui possède déjà ses propres conférences et journaux. Plusieurs équipes françaises travaillent sur ce thème. Les applications ne devraient pas être limitées à l’enseignement en ligne : si on arrive à prédire l’abandon d’un étudiant dans un MOOC (ce qui ne constitue pourtant pas un drame), pourquoi ne pas prédire quel enfant de 6 ans aura des problèmes pour écrire correctement, ce qui plombera toute sa scolarité ?
Dans mes travaux récents, j’ai aussi souvent recours aux méthodes de "computer vision" : par exemple, on place deux caméras devant une classe pour estimer le niveau d’attention d’une classe de 50 étudiants ("classroom analytics"). Les développements spectaculaires de la robotique et de la réalité augmentée ouvrent des possibilités immenses pour la formation professionnelle (l’apprentissage est un secteur que les autorités françaises aimeraient renouveler, nous-mêmes y travaillons beaucoup).
Il ne faut pas voir les technologiques éducatives comme le "e-learning de grand papa" avec ses QCM ou comme étant restreintes aux MOOCs. Pensons plutôt aux simulateurs de vols, inventons des skis intelligents qui donnent un feedback sur l’attaque des portes de slalom, intégrons davantage les réseaux sociaux et la formation en ligne.
Quelle est la valeur ajoutée de la recherche en informatique dans le domaine de l'e-éducation ? Quelles synergies, quelles collaborations serait-il possible d'imaginer avec d'autres disciplines ?
Outre les laboratoires de technologies éducatives, vous possédez en France d’excellents laboratoires dans le domaine de l’interaction-personne machine (HCI), un domaine interdisciplinaire assez proche des technologies éducatives par le besoin de dialogue entre l’informatique et les sciences cognitives. Ce serait un bon point de départ. Mais attention à ne pas confondre HCI et éducation : une interface "usable" tente, par exemple, de minimiser la charge cognitive de l’utilisateur, alors qu’en éducation, apprendre nécessite une certaine charge cognitive, une certaine intensité dans le traitement de l’information. Je suggérerais de créer des duos entre vos labos HCI et les laboratoires universitaires français actifs en technologies éducatives.
Une autre approche consisterait à collaborer avec des laboratoires de sciences de l’éducation, du moins ceux qui travaillent sur les "processes" d’apprentissage ou d'enseignement. Certes, il existe un écueil que j’ai souvent rencontré dans ces collaborations : les chercheurs en éducation ont besoin de développeurs pour construire les systèmes qu’ils vont expérimenter et ne comprennent pas toujours que ce développement ne constitue pas forcément un objet de recherche intéressant pour un informaticien. C’est pour cela qu’il ne suffit pas de faire collaborer des informaticiens et des pédagogues. Une suggestion serait de recruter quelques-uns des français brillants qui baignent dans cette double culture "computation-cognition" au sein de laboratoires étrangers.
Quelle est votre vision sur la recherche en Europe sur ces sujets ?
Au Royaume-Uni, les technologies éducatives ont bénéficié d’une forte proximité avec les laboratoires HCI. L’Europe du Nord bénéficie d’une forte tradition en pédagogie expérimentale. Aujourd’hui, l’Allemagne et les Pays-Bas sont les leaders dans la recherche en technologies éducatives mais l’informatique y est moins représentée en tant que discipline.
Ce vide offre une opportunité à la France de développer une identité forte dans ce domaine. Par sa tradition d’excellence en mathématiques, la France pourrait placer très haut le niveau d’ambition, ne pas simplement contribuer aux technologies éducatives mais fonder une science que j’appellerais "computational education". Je m’explique. Les "data sciences" ont transformé de nombreuses disciplines scientifiques mais la recherche en éducation repose sur des méthodes expérimentales développées il y a 50 ans : groupe contrôle et groupe expérimental, pré-test et post-test, ANOVA (Ndlr: analyse de la variance)... Mais le monde a changé. La séquence d'actions d’un instituteur et de ses élèves, au sein d’une classe qui n’aurait aucune technologie, pourrait être modélisée avec des chaînes de Markov ou des réseaux bayésiens. L’informatique ne serait plus uniquement pour les chercheurs en éducation un outil de calcul et un outil d’enseignement mais devrait devenir un outil de modélisation. Produisons une génération de chercheurs pour qui Vygostky, Markov, Cronbach, Fourier, Piaget et Shannon forment un univers cohérent !
Comment expliquer que peu de laboratoires de recherche en informatique pour l'e-éducation soient encore visibles ? Comment augmenter cette visibilité ?
C'est un point de vue. Je crois au contraire que certains laboratoires de technologies éducatives sont très visibles… mais sans doute à l’intérieur de leur communauté. Mais n’est-ce pas le cas des autres branches de l'informatique ? Est-ce que vos laboratoires de cryptographie sont connus des chercheurs en "computer vision" et vice-versa ?
Ceci étant dit, le caractère interdisciplinaire de notre secteur est un handicap en termes de visibilité. Mes collègues informaticiens me voient comme un pédagogue et mes collègues pédagogues comme un informaticien. C’est la vie. Si j’envoie un projet de recherche d’un côté, ils le renvoient de l’autre côté. L’interdisciplinarité est toujours idéalisée dans les discours scientifiques mais reste pénalisée dans nos institutions. La plupart des facultés préfèrent encore engager des personnes issues de "core computer science" plutôt que des chercheurs situés entre les disciplines. C’est la vie (bis). Les chercheurs sont, comme tous les humains, biaisés par cet irrésistible besoin de définir des territoires, de marquer des frontières… Certains parlent de "vrais informaticiens" comme d’autres parlent de ‘"vrais français". La seule manière de faire évoluer cette perception de notre domaine est probablement la réussite, c'est à dire notre capacité à démontrer l’impact de nos travaux sur l’éducation. Pour cela, les MOOCs nous ont aidés à gagner en visibilité.
La communauté française sur les technologies éducatives a connu de grands succès, tels que Cabri-Géomètre, mais est devenue plus discrète depuis quelques années alors qu’elle a tous les atouts (en sortant de ses frontières) pour regagner la place qu’elle mérite. Je reviens sur le thème de la formation sur le mode de l'apprentissage : la France en a besoin, proposez-lui des solutions.